Christiane Denys, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

Cet article est publié en collaboration avec les chercheurs de l’ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, Muséum national d’Histoire naturelle, Sorbonne Universités). Ils proposent chaque mois une chronique scientifique de la biodiversité : « En direct des espèces ». Objectif : comprendre l’intérêt de décrire de nouvelles espèces et de cataloguer le vivant.

Photo : Staffan Vilcans =Rats in  Jar (Flickr) Licence Creatice Commons(Certains droits réservés)

La plupart du temps, on ne les voit pas : ils vivent la nuit et évoluent dans les égouts des grandes villes. À certaines occasions cependant, les rats peuvent se montrer en plein jour et sans réelle crainte de l’homme.

On les a ainsi aperçus, au crépuscule des longues journées d’été, sortir des égouts et se disperser en petites bandes sur les pelouses des jardins parisiens pour se régaler des restes de pique-niques abandonnés par les promeneurs ou fouiller les poubelles à la recherche de nourriture. Ils ont même pris leurs aises dans les quartiers chics de la capitale ! La presse s’en est émue, à l’été 2016 notamment, plusieurs articles évoquant une « recrudescence » des populations de rats.

Ces derniers mois, la polémique s’est intensifiée. Il y a, d’un côté, les autorités sanitaires prônant une dératisation massive. De l’autre, des citoyens choqués que l’on puisse détruire la vie de ces animaux sans défense avec des moyens cruels ; selon eux, il faut interroger cette phobie des rats et recourir à des méthodes de lutte plus douces (contraceptives).Les rats sont-ils vraiment plus nombreux qu’avant ? Qui est ce rat des villes qui inspire soit crainte, soit compassion ? La cohabitation entre l’homme et le rat est-elle possible ?Pour répondre à ces questions, mettons-nous d’abord dans la peau du rat brun pour mieux le connaître. Après ces présentations, il sera temps d’évaluer quelques faits concernant la prolifération de ce petit mammifère dans nos métropoles.

Rat brun, qui es-tu ?

Le rat brun – encore appelé « rat surmulot », « surmulot » ou « rat d’égout » – est un rongeur de la famille des rats et des souris (Muridae).

Il dispose de quatre incisives auto-aiguisées qui lui permettent de tout ronger, jusqu’aux matières les plus dures comme le métal et le bois. Sa capacité d’adaptation à tous les milieux est remarquable et il est, avec la souris domestique, présent sur tous les continents excepté l’Antarctique.

Le naturaliste britannique Berkenhout (1726-1791).
Thomas Holloway/Wikimedia

Son nom latin Rattus norvegicus lui a été donné en 1769 par John Berkenhout. Ce naturaliste britannique désigna ainsi ces gros rongeurs de Grande-Bretagne qui n’avaient pas été décrits par le naturaliste suédois Linné (au moment où celui-ci nomma le rat noir).

L’origine du nom n’est pas précisée ; selon certains, Berkenhout les nomma ainsi car les spécimens qui lui servirent à désigner l’espèce provenaient d’un navire danois arrivant probablement de Norvège.

Le genre Rattus est l’un des plus diversifiés chez les rongeurs : il contient actuellement plus de 66 espèces reconnues dont la plupart vivent en Asie du Sud-Est, en Indonésie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et en Australie.

Les relations de parenté entre toutes ces espèces ont été étudiées par Marie Pagès et ses collaborateurs dans des travaux publiés en 2010. Les auteurs montrent qu’au sein de l’ensemble des rongeurs du genre Rattus, le rat brun appartient à un groupe différent de celui du rat noir (Rattus rattus) ; les deux espèces ne sont pas de proches parentes. Le plus proche parent du rat brun serait ainsi Rattus nitidus tandis que celui du rat noir est un complexe d’espèces polynésiennes et australiennes appelé Rattus exulans.

Présent partout dans le monde

L’histoire du rat brun a pu être reconstituée grâce à des techniques d’analyse moléculaires de l’ADN. Il semble natif du sud-est de la Sibérie, du nord-est de la Chine et du Japon, bien que certains paléontologues ont décrit des restes attribués à cette espèce dans le sud de la Chine.

On le trouve actuellement dans le monde entier comme espèce introduite et invasive. Il possède une diversité génétique remarquable mise en évidence dans de récents travaux, permettant de reconstituer les mouvements de populations historiquement et géographiquement.

Le rat brun aurait ainsi quitté dès l’Antiquité les steppes de Mongolie pour suivre la route des caravanes jusqu’à la Volga qu’il aurait traversée à la nage pour arriver à Paris autour de 1750. La construction du Transsibérien et l’intensification des échanges commerciaux par bateau auraient ensuite facilité sa dispersion mondiale.

Les archéologues mentionnent cependant sa trace en France dans le Sud-Ouest et dans le reste du territoire dès le haut Moyen Âge… preuve qu’il serait arrivé bien plus tôt.

Rat brun, rat noir

Il est fort possible que le rat brun et le rat noir aient été longtemps confondus : il a fallu attendre que Buffon décrive sa taille, plus grande, et son comportement, plus agressif que celui du rat noir et qu’il le nomme « surmulot » pour réaliser que les deux espèces cohabitent en région parisienne dès 1750.

À première vue, la différence entre le rat noir (Rattus rattus) et le rat brun (Rattus norvegicus) n’est pas si évidente.

Le pelage du surmulot est, comme son nom l’indique, gris brun sur le dos et il possède un ventre blanc sale plus clair. Ses oreilles sont rondes et courtes. Le rat noir possède, lui, un pelage dorsal plus foncé et une fourrure plus brillante, le ventre pouvant être gris, blanc ou noir ; son museau est plus pointu.

Les juvéniles des deux espèces sont d’un gris uniforme. Le rat brun est plus gros et plus lourd en moyenne que le rat noir (il mesure de 19 à 27 cm de la tête à l’anus (longueur du corps) et pèse entre 231 et 475 grammes contre 16 à 23 cm et 135-230g).

Rat noir et rat brun.
Wikipedia, CC BY-SA

Les différences principales résident dans le nombre d’anneaux de la queue, la proportion de cette dernière par rapport à celle du corps et la longueur du pied. Le rat brun possède ainsi de 160 à 190 anneaux sur la queue, cette dernière étant toujours plus courte que le corps (elle mesure de 16 à 20,5 cm) ; son pied est grand (4,1 à 4,5 cm). La queue du rat noir comprend de 200 à 260 anneaux, et elle est toujours plus longue que le corps (17 à 28 cm) ; le pied est petit (3,1 à 4,3 cm).

Les oreilles du surmulot mesurent entre 16 et 20 mm tandis que celles du rat noir sont comprises entre 20 et 24 mm. Une autre différence importante concerne les femelles qui ont 10 mamelles chez le rat noir contre 12 (rarement 10) chez le surmulot.

Aujourd’hui, les deux espèces s’évitent. Le rat brun est en effet un animal terrestre, très bon nageur et aimant le milieu aquatique, tandis que le rat noir est arboricole. Ce dernier peut fréquenter les toits de chaume, les combles, les greniers et, dans la nature, les zones forestières.

En revanche, le rat brun vit principalement dans les parties basses et humides des habitations comme les caves, les entrepôts, les égouts. On peut ainsi le trouver dans les exploitations agricoles (granges, étables) ou en plein air, le long des bords de mer (digues), des estuaires, des berges des canaux, rivières et lacs, étangs ainsi que les installations portuaires. Il semblerait que dans nos grandes villes, on ne trouve plus que le rat brun (ou rat d’égout), le rat noir étant relégué en banlieue ou dans les espaces verts.

Mange de tout mais pas n’importe quoi

Le surmulot creuse des terriers complexes situés à 30 ou 40 cm de profondeur. Le réseau de galeries comprend des chambres d’habitation et de stockage, des culs de sacs et plusieurs sorties.

Les nids sont constitués de toute sorte de matériaux glanés aux alentours (herbe, végétaux, paille, papier, carton, chiffons, plastiques…). Ces terriers sont toujours situés à proximité de sources de nourriture et si celle-ci est abondante, il est sédentaire.

Il a été montré toutefois que les déplacements nocturnes à la recherche de nourriture varient en moyenne de 10 à 600 mètres autour du nid, ceux des mâles étant plus grands que ceux des femelles : dans certains cas, un rat brun mâle peut faire des excursions nocturnes de plusieurs kilomètres, en se déplaçant à une vitesse comprise entre 0,53 km/h et 1,6km/h.

Lors de leurs courses nocturnes, il a été montré que les rats utilisent la géométrie des surfaces et de certains objets et qu’ils peuvent se repérer grâce à un sens magnétique. Ils ont une vision assez proche de celle de l’homme et peuvent de plus distinguer les ultra-violets (sauf pour les individus albinos) ; ils perçoivent les ultra-sons, car ils les utilisent pour communiquer entre eux ; mais leur sens le plus développé demeure l’odorat et leur long museau accompagné de longues vibrisses (moustaches) leur permettent de se repérer.

Le régime alimentaire du rat brun est de type omnivore : il consomme à la fois des graines, des légumes, de la viande, des œufs, des poissons, des crabes, des fruits de mer, des mollusques ou encore les petits poissons qu’il pêche.

Dans les égouts des grandes villes, il consomme tous les déchets qu’il trouve comestibles… car c’est un fin gourmet qui ne se précipite pas sur de nouveaux mets et peut se montrer difficile. Comme il lui faut avaler en moyenne entre 19 à 30 g de nourriture par jour (10 % de son poids en moyenne), il peut s’attaquer à de gros animaux d’élevage (porcelets, agneaux, volailles…) et même à l’homme. On recense des cas de morsures sur des enfants, des SDF et récemment une personne handicapée n’étant pas en mesure de se défendre.

Une organisation clanique

 

Photo : Jon Brew = Rats Deshnoke Karni Mata Rat Temple , India (Flickr) Creative Commons (Certains droits réservés )

Le rat brun est un rongeur sociable : il vit en clans structurés, de manière à défendre une zone particulière au sein d’une grande colonie pouvant accueillir une centaine d’individus ; cette colonie est elle-même défendue par tous.

Ces clans sont composés en général de 5 à 20 individus mâles et femelles avec leurs jeunes qui défendent un territoire sous l’autorité d’un mâle dominant. Les dominants (mâles ou femelles) sont les individus les plus lourds ; ils vivent au plus près des sources de nourriture sur lesquelles ils ont priorité et en excluent les individus subalternes. Lorsque la nourriture se raréfie, les rats dominés sont les premiers à disparaître.

Les rats communiquent entre eux au moyen d’ultrasons ou de cris variés (allant de 20 kHz à 50 kHz) : lorsqu’ils sont effrayés ou stressés, leurs cris sont audibles pour l’homme ; leurs vocalisations en hautes fréquences sont liées à des activités sociales.

Les clans familiaux – mère et jeunes, femelles entre elles – montrent des comportements sociaux de type grooming et dorment ensemble dans un nid commun. Des combats simulés (boxe, sauts, poursuites, morsures au cou) sont fréquents à l’adolescence et servent à établir la hiérarchie entre les individus. Lorsque l’espace ou les ressources alimentaires se réduisent, ils deviennent agressifs et défendent leur territoire contre des intrus.

Le rat brun peut se reproduire toute l’année si les conditions sont favorables. Les rats dominants se reproduisent plusieurs fois avec toutes les femelles d’un groupe et multiplient ainsi leurs chances de procréation. Chaque année, une femelle fécondée peut avoir de 1 à 5 portées allant chacune 7 à 14 petits après 21 jours de gestation.

La femelle est très attentive à ses jeunes et s’en occupe à chaque instant. Comme chaque jeune devient capable de se reproduire dès la cinquième semaine d’existence, il a été calculé que la population de rat femelles peut être multipliée par trois en 8 semaines, ce qui correspond à une croissance exponentielle de la population qui peut grandir de 2 à 15 000 individus par an.

Heureusement, leur espérance de vie moyenne n’est que d’une année et leur taux de mortalité élevé (95 % par an) à cause des prédateurs et des conflits inter-spécifiques. Ces rongeurs peuvent être agressifs lorsqu’ils sont attaqués par des chiens ou des chats. D’autres prédateurs naturels, comme les rapaces, dont la chouette effraie, ou les renards, en consomment fréquemment.

Rats des villes

On l’a vu, le rat brun est présent à Paris depuis au moins 1750. Depuis cette date, des opérations de dératisations ont été entreprises par des particuliers ou la ville de Paris avec plus ou moins de succès mais sans jamais éradiquer ce rongeur. Il faut s’en réjouir, les rats étant utiles : ils consomment chaque année 850 tonnes de déchets et nettoient les égouts.

Les risques sanitaires liés au rat sont peu nombreux, la probabilité de se faire mordre étant quasi nulle car le rongeur a tendance à fuir l’homme.

Le danger principal réside dans la contamination d’aliments non consommés souillés par l’urine ou les déjections : on note dans ces cas un risque de salmonellose et, plus rarement, de leptospirose, aussi appelée maladie des égoutiers. Quant à la puce du rat brun, elle diffère de celle du rat noir et ne peut transmettre la peste.

Les populations de rats bruns sont fluctuantes : on avance souvent le chiffre d’un rat, voire deux, par habitant et l’on estime qu’à Paris ils seraient entre 3 et 6 millions. Ces chiffres sont tout à fait fantaisistes : il est en effet impossible d’estimer la taille des populations de rats urbains.

Un récent séminaire international organisé par la mairie de Paris en juin 2016 sur la stratégie de gestion des rats en milieu urbain montre que plusieurs grandes villes françaises et européennes font face aux mêmes problèmes et que le contrôle des populations de rats ne peut être total.

Le rat brun est sédentaire, il reste attaché à son domaine tant qu’il a de la nourriture et reste en général très discret. Les animaux que l’on voit dans la journée sont des juvéniles ou des adultes subordonnés qui n’ont pas eu accès à la nourriture dans la nuit.

Au moment de la destruction de certains bâtiments, les rats sont plus visibles car ils se retrouvent sans habitat. Ainsi lors de la rénovation de la place de la République, ou de celle des Halles, les rongeurs délogés sont à découvert.

À New York, une récente étude montre qu’ils sont plus fréquemment observés près des entrées de métro, des parcs publics, des maisons anciennes ou abandonnées.

Pique-niques sur l’herbe, déjeuners sur le pouce dans les squares ou nourriture donnée aux pigeons et autres oiseaux (canards, cygnes…) dans les parcs ou sur les berges des rivières sont autant d’occasions qui incitent les rats bruns à se montrer en plein jour.

Cela ne veut pas dire que leur population a réellement augmenté et qu’ils prolifèrent. Quand les espaces infestés sont nettoyés, les poubelles vidées régulièrement, la végétation coupée et que les trous permettant la circulation des rats depuis les égouts, leur terrier ou leur cache sont bouchés, ils redeviennent invisibles.

Ces mesures simples permettent d’éviter l’emploi de pesticides nocifs – voire inutiles car les rats ont développé une résistance – et de réguler naturellement les populations.

The ConversationIl semblerait enfin que ces mesures de dératisation doivent faire l’objet d’un plan de lutte à l’échelle générale de la ville et de ses banlieues et non comme c’est le cas actuellement au cas par cas si l’on veut à terme réduire les populations et cantonner les rats dans les égouts.

Christiane Denys, Professeure du Museum, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

The ConversationPhoto : Surmulot du bois de Vincennes. Jean-Jacques Boujot/Flickr, CC BY-SA

 

DOCUMENTAIRE : Les rats, pourquoi tant de haine ?